Benjamin Péret




Le passager du transatlantique (1921)

En avant

En avant disait l'arc-en-ciel matinal
En avant pour les soupiraux de notre jeunesse
Nous avons éclaté
et tout ce qui était bleu est resté bleu

En souvenir des petits oignons
que tu mettais dans les chrysanthèmes
dis bonjour à la dame

Avant casse ta tête
ou celle de ton voisin le plus proche
en sorte que tous les deux
nous prendrons l'Orient-Express aux prochaines vacances

Pont aux cygnes

Quel âge Quelle heure Quel temps
Quel âge Merci c'est un secret
Quelle heure Elles sont toutes bonnes
meilleures que les pralines du docteur Docteur
Quel temps celui des oreilles chaudes
des mains chaudes
du coeur chaud
ainsi que du reste

Passagers de seconde classe et leurs cheuveux

J'y cours
Où courez vous
Nulle part
Moi aussi
Alors

Emigrant des mille milles

Boulevard Sébastopol ou Wilhelmstrasse
nos soeurs sont deux putains

L'annonce disait ou laissait dire
qu'à partir de vingt sept ans on entendait mieux
Je n'ai pas le même âge que toi
et mon frère non plus

On voit que vous n'êtes pas de la partie
Qu'est-ce qu'un cancer
Qu'est-ce que le génie
C'est la même chose
et le caoutchouc aussi
mais dites moi ce qu'est le caoutchouc


Le grand jeu (1928)

Le malade imaginaire

Je suis le cheveux de plomb
qui tombe d'astre en astre
et deviendra la comète
qui te détruira dans un an et un jour

Maintenant il n'y a ni jour ni année
il y a une plante impeccable
dont tu voudrais être l'égal

Pour être l'égal des plantes
il faut être grand dans la vie
et solide dans la mort
Or je suis seul immobile et muet comme un astre
les pieds baignant dans les nuages
qui comme autant de bouches
me condamnent à rester parmi les êtres immobiles
désespoir des plantes

Pourtant un jour les liquides révoltés
jailliront vers les nuages
armes meurtrières
maniées par des femmes bleues
comme les yeux des filles du nord

Et ce jour-là sera dans un an et un jour

Les jeunes filles torturées

Près d'une maison de soleil et de cheveux blancs
une forêt se découvre des facultés de tendresse
et un esprit sceptique

Où est le voyageur demande-t-elle

Le voyageur forêt se demande de quoi demain sera fait
Il est malade et nu
Il demande des pastilles et on lui apporte des herbes folles
Il est célèbre comme la mécanique
Il demande son chien
et c'est un assassin qui vient venger une offense

La main de l'un est sur l'épaule de l'autre

C'est ici qu'intervient l'angoisse une très belle femme en manteau de vison

Est-elle nue sous son manteau
Est-elle belle sous son manteau
Est-elle voluptueuse sous son manteau
Oui oui oui et oui
Elle est tout ce que vous voudrez
elle est le plaisir tout le plaisir l'unique plaisir
celui que les enfants attendent au bord de la forêt
celui que la forêt attend auprès de la maison

Portrait de Gala Eluard

Il y a dans l'air un coup de revolver
tout seul
tant mieux
qui pleure
qui danse
et ainsi de suite
Il y a loin bien loin plus loin que tu ne penses
Une palme qui n'est pas dans une palmeraie
Une palmeraie où les animaux s'ennuient
ils t'attendent

La semaine pâle

Blonde blonde
était la femme disparue entre les pavés
si légers qu'on les aurait crus de feuilles
si grands qu'on eût dit des maisons

C'était je m'en souvient un lundi
jour où le savon fait pleurer les astronomes

Le mardi je la revis
semblable à un journal déplié
flottant aux vents de l'Olympe
Après un sourire qui fila comme une lampe
elle salua sa soeur la fontaine
et retourna dans son château

Mercredi nue blême et ceinte de roses
elle passa comme un mouchoir
sans regarder les ombres de ses semblables
qui s'étendaient comme la mer

Jeudi je ne vis que ses yeux
signaux toujours ouverts pour toutes les catastrophes
L'un disparut derrière quelque cervelle
et l'autre fut avalé par un savon

Vendredi quand on aime
est le jour des désirs
Mais elle s'éloigna en criant
Tilbury tilbury ma flûte est perdue
Va-t'en la chercher sous la neige ou dans la mer

Samedi je l'attendais une racine à la main
prêt à brûler en son honneur
les astres et la nuit qui me séparaient d'elle
mais elle était perdue comme sa flûte
comme un jour sans amour

Et j'attendais le dimanche
mais dimanche ne vint jamais
et je restai dans le fond de la cheminée
comme un arbre égaré

Vers l'ouest

Mieux vaut se coudre les mains
que de rire aux anges
Mieux vaut changer de montre
que de hurler à la lune

Avez-vous du whisky

Lente fumée bleue où s'attardent tes pas
mer sobre
Salut poisson d'évangile
toi qui naquis dans la main d'une voluptueuse
et mourus sous les regards d'un roi

La tombe s'ouvrira pour laisser passer une bannière
La bannière suivra la rive gauche du canal
jusqu'à la jambe humaine
qui sépare l'amour de la mort
Elle portera cette jambe sur le sommet de la montagne
qui cessera de cracher des glaïeuls
pour devenir un troupeau d'hermines

Et dans le ciel nocturne
peuplé de scolopendres
une barre de fer maniée par un sultan
broiera pendant l'éternité des têtes étincelantes

Le meilleur et le pire

Un enfant sérieux par la force des choses
attendait la naissance d'un animal
son frère
en expliquant les miracles de la mer

Lorsque le soleil se leva
sur une montagne de verveine
qui était une femme désirable
il se fit à travers la campagne
un grand bruit de vaisselle brisée
qui présageait l'approche d'un fléau

Une montagne de verveine

La montagne n'attendait qu'un souffle
venu de l'océan Pacifique
comme l'écho d'un désastre
pour remplacer le soleil
Et l'enfant cessa d'expliquer pour prédire

Alors se révéla chez les cruels les sanguinaires et les inassouvis
un grand désir de vins et de poison
Les uns partirent à la recherche de la fleur
qui n'éclot qu'à la bonne époque chez les femmes parfaites
les autres voulaient faire un caillou
avec du sang et des larmes

Les uns et les autres disparurent dans l'océan Pacifique
près d'une île de phosphore
pour avoir confondu
les femmes spirituelles avec le souvenir du temps
et les plaisirs des sauvages

Une femme fatale

Sur la Normandie qui pleure des larmes de cire
une feuille de thuya s'est posée
qui tremble à tous les vents des ports déserts
Elle est pauvre
elle est jaune
elle est la soeur d'une dame aux yeux de sapinière
qui se tient à droite des pendus
la main sur le coeur
Un sourire large comme une goutte d'eau
flotte devant elle
et se perd dans la nuit

La chair humaine

Une femme charmante qui pleurait
habillée de noir et de gris
m'a jeté par la fenêtre du ciel
Ah que la chute était grande ce jour où mourut le cuivre
Longtemps la tête pleine de becs d'oiseaux multiformes
j'errai alentour des suaires
et j'attendait devant les gares
qu'arrive le corbillard qui en fait sept fois le tour
Parfois une femme au regard courbe
m'offrait son sein ferme comme une pomme
Alors j'étais pendant des jours et des jours
sans revoir la nuit et ses poissons
Alors j'allais par les champs bordés de jambes de femme
cueillir la neige et les liquides odorants
dont j'oignais mes oreilles
afin de percevoir le bruit que font les mésanges en mourant
Parfois aussi une vague de feuilles et de fruits
déferlait sur mon échine
me faisait soupirer
après l'indispensable vinaigre
Et je courais et je courais à la recherche de la pierre folle
que garde une jambe céleste
Un jour pourtant plein d'une brumeuse passion
je longeais un arbre abattu par le parfum d'une femme rousse
Mes yeux me précédaient dans cet océan tordu
comme le fer par la flamme
et écartaient les sabres emmêlés
J'aurais pu forcer la porte
enroulée autour d'un nuage voluptueux
mais lassé des Parques et autres Pénélopes
je courbai mon front couvert de mousses sanglantes
et cachai mes mains sous le silence d'une allée
Alors vint une femme charmante
habillée de noir et de gris
qui me dit
Pour l'amour des meurtres
tais-toi
Et emporté par le courant
j'ai traversé des contrées sans lumière et sans voix
où je tombais sans le secours de la pesanteur
où la vie était l'illusion de la croissance
jusqu'au jour éclairé par un soleil de nacre
où je m'assis sur un banc de sel
attendant le coup de poignard définitif

Le travail anormal

La forêt saoule

Un arbre abattu ce sera pour toi
deux aussi
et la forêt de même
car une source coule de mon genou
emportant ma hache vers d'autres continents

Un arbre abattu ce sera pour toi
Qu'il pleuve vente ou neige
porte-le à ton cou
pour que ta vie soit chaude comme une braise

Que ma hache refleurisse dans sa forêt natale
ou qu'elle erre comme un vieux naufragé
au gré des morts subites
un arbre abattu ce sera pour toi

Je ne mange pas de ce pain là (1936)

Epitaphe sur un monument aux morts de la guerre

Le général nous a dit
le doigt dans le trou du cul
L'ennemi
est par là Allez
C'était pour la patrie
Nous sommes partis
le doigt dans le trou du cul
La patrie nous l'avons rencontrée
le doigt dans le trou du cul
La maquerelle nous a dit
le doigt dans le trou du cul
Mourez ou
sauvez moi
le doigt dans le trou du cul

Nous avons rencontré le kaiser
le doigt dans le trou du cul
Hindenburg Reischoffen Bismarck
le doigt dans le trou du cul
le grand-duc X Abdul-Amid Sarajevo
le doigt dans le trou du cul
des mains coupées
le doigt dans le trou du cul
Ils nous ont cassé les tibias
le doigt dans le trou du cul
dévoré l'estomac
le doigt dans le trou du cul
percé les couilles avec des allumettes
le doigt dans le trou du cul
et puis tout doucement
nous sommes crevés
le doigt dans le trou du cul
Priez pour nous
le doigt dans le trou du cul

Accueil
vendredi 10 octobre 2003