L'île d'Orande
I - Luca et Maria
II - Paul et Cheyn
III - Un objet perdu
IV - Oneiros
V - L'Association
VI - La vieille taverne
Luca sort en courant de l'auberge et prend la première rue qui s'ouvre sur sa droite. L'ivrogne assis dans la pénombre, sous un porche humide en face de l'auberge voit partir à sa poursuite deux hommes aux vêtements épais qui se séparent devant la rue empruntée par le jeune fuyard. L'un des poursuivants a fait le bon choix et entend de plus en plus nettement les pas rapides de l'adolescent sur les pavés humides. Il débouche alors dans une impasse, face à un mur presque aveugle. Sur sa gauche, une grande façade avec deux petites ouvertures haut placées, et sur sa droite, un escalier fragile qui mène aux deux coursives en bois des premiers et seconds étages d'une vieille demeure de notable mal entretenue. Une femme brune fume en regardant les étoiles, accoudée à la balustrade du premier étage.
L'homme s'arrête et regarde la femme. Il hésite.
- Tu l'as caché où ?
La femme l'ignore pendant quelques secondes, puis lui répond.
- Laisse ce gamin tranquille.
Elle se tourne lentement vers le rebord de fenêtre faiblement éclairée de lumière jaune et orange derrière elle. L'homme se rapproche de l'escalier mais il s'arrête encore lorsqu'il remarque le discret bandeau noir qui cache l'oeil droit de la femme. Elle se tourne alors vers lui avec un pistolet.
- Ce matin j'ai été plutôt occupée. Je ne me souviens plus si j'ai chargé mon arme ou non. Ca te laisse une chance sur deux.
Nerveux, l'homme recule lentement, les poings serrés.
- Ecoute, je vais revenir et on serra plus nombreux. Ce gamin, c'est un voleur. Tu ne pourras rien en tirer.
- Ca te laisse une chance sur deux, répète la femme borgne en pointant le pistolet vers l'homme.
Celui-ci se rapproche du coin de la rue, puis disparaît en jurant. Ses appels s'éloignent rapidement de l'impasse. Elle se tourne alors vers la porte entrouverte :
- Sort de là petit, on ne doit pas rester. Je n'ai pas besoin d'ennuis supplémentaires.
- Dépêche toi !
La femme descend l'escalier, suivie par Luca.
- Aide moi.
Ils soulèvent une grille lourde et plate sous l'escalier en bois. Elle descend. Il la suit et pendant qu'il referme, les yeux au niveau des pavés humides, il voit cinq silhouettes pressées surgir de l'allée. Il descend l'échelle dans le noir et sent une main qui le guide sous terre pendant qu'il entend les bottes des hommes sur l'escalier.
Ils avancent à l'aveugle et voûtés, guidés par les murs rugueux et suintants. Une odeur d'algues et de boue remplace peu à peu les faibles bruits venant de l'extérieur.
Après une ou deux minutes, Luca aperçois de vagues traits de lumière dévoilant un pan de mur sale à quelques dizaines de mètres. Au même moment, les pieds trempés par les nombreuses flaques, il sent un petit objet rectangulaire dans la terre humide. Il le ramasse et essuyant l'eau terreuse, il sent le métal ouvragé sous ses doigts.
La femme le tire par l'épaule et ils accélèrent leur marche en direction de la sortie.
Ils arrivent devant le mur, sous une vieille trappe en bois ajournée. Le sol s'est progressivement asséché et au bout du souterrain les parois de briques sont poussiéreuses. Quelques toiles d'araignées flottent lentement. Des briques manquantes leur permettent de grimper vers la trappe.
Ils arrivent dans une vieille cave où quelques boîtes et vieux livres prennent la poussière sur des étagères. Les restes de barriques éventrées traînent dans un coin. Près du plafond, une petite grille laisse passer la faible lumière de la lune et quelques sons diffus.
La femme sort une clé et ouvre une petite porte arrondie. Pendant qu'il monte les quelques marches du seuil, Luca se retourne vers le vasistas et aperçois des ombres et la lumière orange de l'appartement qu'ils ont quitté quelques minutes plus tôt.
La femme referme la porte derrière eux. Elle se dirige vers un renfoncement d'où part un escalier de pierre en colimaçon. Sur sa droite, Luca aperçoit dans la pénombre une cheminée vide et une petite porte, et sur la gauche une lourde porte à battants en bois verrouillée.
Ils montent en silence, et arrivent au sommet après avoir passé plusieurs portent fermées. La femme ouvre la dernière et ils entrent.
Ils sont directement sous le toit. Sur deux côtés, des fenêtres laissent voir un mince balcon accessible par une fine porte rectangulaire. Après avoir allumé une lampe à pétrole et quelques bougies, la femme sort sur le balcon. Dans la faible lumière, Luca découvre un lourd bureau encombré, des piles de livres dans un coin, un fauteuil sombre, une petite cheminée, une table longue, deux chaises et un grand lit défait. Il sort à son tour.
Le balcon donne une vue de haut sur l'impasse. Quelques nuages passent devant la lune et le ciel étoilé. La femme regarde les ombres s'agiter dans son appartement en contrebas. Elle demande :
- Qui sont ces gens ?
- Des hommes de l'Association.
- L'Association…
La femme se tourne vers lui.
- Et toi ?
- Un fils de soldat. Arrivé il y a deux mois sur un navire marchand.
- Tu as suivis ton père dans cette île perdue ?
Luca regarde vers l'impasse.
- Je l'ai rejoint.
- Et quel rapport avec l'Association ?
- Ils ont tué mon père.
Luca quitte le balcon pendant que la femme allume une cigarette. Il s'assoit sur le fauteuil sombre et sort la petite boîte métallique trouvée dans le souterrain. Elle est finement ouvragée de lignes fines et profondes formant des motifs abstraits. Il n'a aucun désir de l'ouvrir, ni de chercher à savoir ce qu'elle contient. Il la regarde et machinalement suit quelques lignes avec les doigts. Son esprit est ailleurs, sur un navire marchand.
Pris dans une tempête depuis plusieurs semaines, le navire et les hommes étaient épuisés. Ce jour de calme paraissait irréel. Séchés par le soleil, les hommes bougeaient peu, se contentant de respirer lentement. Pas un n'avait vu arriver le vaisseau qui passait presque à leur niveau. Les deux navires, quasiment à l'arrêt, se croisaient en silence. Les hommes d'équipage de l'autre vaisseau regardaient avec curiosité ces hommes vides et ce navire fatigué.
Luca rouvre les yeux, il est toujours dans la pièce sombre. C'est cet autre navire qui leur a donné des nouvelles de leur destination. C'est dans ce croisement d'une lenteur irréel qu'un homme qui avait servit dans le régiment du Lieutenant Dampierre lui a appris la mort de son père.
Il manipule une dernière fois la petite boîte et la range dans sa poche. Il se rend compte que sans s'en apercevoir il a mémorisé les gravures complexes pendant sa rêverie. La femme rentre. Il la regarde.
- Vous m'avez permis d'échapper aux philistins.
La femme ne dit rien. Elle a l'air songeuse. Il ajoute :
- Je suis désolé pour votre appartement.
La femme semble sourire.
- Ca c'est trouvé comme ça.
- Mais vous, qui êtes vous ? Cet homme en bas, il a eu l'air de vous reconnaître.
La femme s'assoit à la longue table, devant les bougies.
- Oui, il m'a peut-être reconnue. Moi ou ma réputation. Les gens du port m'appellent le cyclope en buvant leur bière. Les gens de l'île m'appellent la femme d'Odin. Et les gens du village m'appellent la putain au bandeau, ou la sorcière du bout de la rue.
Luca la regarde.
- Vous avez bien un nom ?
Elle tourne la tête vers lui avec son demi-sourire.
- Bien sûr. Tu peux m'appeler Maria.
Luca se souvient d'une phrase qu'il a entendue il y a longtemps. Un grand homme élégant, barbu et vêtu d'un chapeau se penche sur une femme étendue devant une porte en bois. Il murmure : "Maria... don't die". Il n'arrive pas à situer ce souvenir diffus.
Elle se lève.
- Tu as faim ?
Elle ouvre un placard dans un coin sombre de la pièce et en sort un morceau de jambon, un couteau et une carafe d'eau.
Sommaire
Paul et Cheyn
Paul a finit sur cette île par hasard, parce qu'elle était à proximité lorsque le quartier-maître en a eu assez de le voir traîner ivre mort sur le pont. Depuis il écumait les cinq misérables tavernes de l'île au gré de la patience des tenanciers, et le reste du temps il dormait contre les pierres humides des édifices bordant les chaussées peu fréquentées.
C'est donc par hasard que Paul se trouvait à cette époque sur l'île d'Orande. Il vivait dehors, il dormait dehors, il buvait dehors, et peu à peu il appréciait même les nombreux jours de pluie, parce que les rues devenaient quasiment désertes et qu'il était alors enfin chez lui, dehors, un peu plus libre que la plupart de ses voisins du moment. Et c'est un soir pluvieux et étrange qu'il a croisé Cheyn pour la première fois.
Il marchait sous la pluie, traînant les pieds dans la terre ruisselante en direction de la zone d'ombre la plus proche quand ses pieds buttèrent sur un obstacle de taille et qu'il se retrouva affalé sur un chien mort ou un homme. C'était Cheyn.
Il le retourna pour voir s'il était vivant, et il le traîna dans la ruelle proche, plus abritée. Pendant qu'il asseyait l'homme immobile contre la paroi en pierre, il entendit :
- Va t'en.
Paul le regarda en souriant de toutes ses dents avec sa barbe blonde, sans bouger. L'homme continua sans bouger :
- Laisse moi. Je n'ai besoin de personne.
- M'emmerde pas, tu chialeras plus tard.
Paul secoua ses manches trempées et s'assit à côté de lui.
- Raconte moi plutôt comment un type solide comme toi peut se laisser abattre dans la boue comme une poupée de chiffon.
Cheyn n'avait toujours pas bougé, il était sans réaction. Il dit simplement :
- Cheyna...
- D'accord.
Paul regarda vers la sortie de la ruelle.
- Tu es moi il y a dix ans. Il nous faut de la bière.
La main de Cheyn saisit Paul par le col.
- Tais toi, tu n'y connais rien.
- Oui, c'est vrai.
Paul tourna son sourire et ses yeux bleus vers Cheyn.
- Et toi pas plus qu'un autre.
La main de Cheyn lâcha prise et son visage se tordit en un demi-sourire. Paul crut apercevoir deux minces filets de larmes sur ses joues encore boueuses.
Paul se leva et sortit de la ruelle.
- Tiens, mange un peu.
Paul lui tendit un morceau de pain. Cheyn referma sa chemise sale et le prit. Il mâchait lentement, pensant à ailleurs. Paul prit la bouteille de bière et but.
- Cheyna...
Paul se tourna vers son camarade.
- Vos prénoms sont presque identiques.
Immobile, Cheyn regardait le mur en face de lui.
- C'est ma sœur.
Il ne bougeait toujours pas. Paul se leva et se dirigea vers le fond de l'allée.
- C'est ma sœur et je l'ai perdue.
Paul se retourna et regarda Cheyn. Ses vêtements étaient difficilement identifiables à cause de la pluie et de la boue, mais il crut reconnaître les restes d'un habit autrefois riche et finement taillé.
Quelques jours plus tard, Paul et Cheyn sont assis à une table, dans un coin de taverne sale et mal éclairée. Il est environ une heure du matin.
Un vieux matelot joue du violon et une femme brune armée d'un couteau danse entre les tables. Elle est remarquablement fluide. Les hommes qui l'entourent laissent échapper des cris et des commentaires.
Paul sourit en mangeant son omelette.
- Je crois que j'ai une histoire qui va te plaire. Je somnolais à l'ombre d'un banc quand j'ai entendu une voiture s'arrêter. J'ai ouvert un œil sous mon banc et j'ai vu deux paires de jambes d'hommes richement chaussées s'arrêter devant moi et monter sur le marchepied. Deux jambes de laquais ont fermé la portière, le cocher a fouetté ses montures et la calèche est partie. Je me suis précipité pour la voir : c'était une des voitures du gouverneur.
- Tu me parles de choses sans intérêt.
Paul termine son omelette et prends un morceau de pain.
- Encore une fois tu parles sans savoir. Au moment de monter sur le marchepied, l'une des paires de jambes a prononcé un prénom de femme : Cheyna.
Cheyn se tourne violemment vers Paul et frappe un coup assourdissant sur la table. La musique s'arrête une seconde puis reprend. La danseuse tourne son regard vers eux sans interrompre sa danse. Paul sourit.
Sommaire
Un objet perdu
Le lendemain, Luca se réveille le premier. Il est reposé mais se souvient de s'être réveillé plusieurs fois. Le ciel est blanc, l'air est frais et humide. Il sent le plancher froid sous ses pieds. La carafe d'eau et le verre sont toujours sur la table. Il s'assoit et boit lentement. Il se retourne vers le grand lit. La femme dort toujours, cantonnée près du bord. Il sort sur le balcon.
Un léger vent froid traverse sa chemise. Il regarde l'appartement en contrebas. Quelques objets et vêtements traînent sur les pavés et dans l'escalier. Il repense à la journée de la veille.
Il avait suivi les deux hommes tout l'après-midi. Ils avaient traîné dans une taverne sale pendant quelques heures, buvant des bières et fumant en parlant de leurs collègues et du patron.
A un moment, l'homme qui parlait le plus a sorti un objet entouré d'un chiffon de sa poche.
- C'est ça qu'on cherche depuis cinq ans.
- Montre, sort le.
- Tais toi. Si je sors ce truc du chiffon on aura la taverne sur le dos, plus la flicaille en moins de deux. Un paysan l'a trouvé par hasard. L'idiot l'a perdu au jeu contre un soldat à moitié fou qui s'en est vanté un peu trop fort et cherchait à le vendre. On l'a attrapé et un peu secoué mais il est mort avant de parler. Depuis ça fait trois mois qu'on cherche cette breloque. Je l'ai trouvée ce matin. Il l'avait confiée à une guérisseuse sénile du faubourg.
Sorti de ses pensées par le froid, Luca rentre en se frottant les bras. Il s'assoit au bureau et regarde au hasard les objets en désordre. Parmi les diverses feuilles et autres outils d'écriture, il remarque dans un coin une boîte en bois incrusté de la taille d'un livre. Elle est plus lourde que ce qu'il avait imaginé. Il fait pivoter le couvercle. Elle est pleine de feuilles de papier couvertes d'une fine écriture au crayon. Il repose la boîte et parcourt la pièce du regard. Puis il se lève, prend sa veste posée sur une chaise, et il sort.
Au bas de l'escalier en colimaçon il se dirige vers la grande porte aperçue la veille. Elle est fermée. Sur un des murs blancs, il trouve une grosse clé rouillée pendue à un clou par une ficelle fine et usée. Il entrouvre un battant et se retrouve sur la place. Dans l'air frais du matin, il se dirige vers l'escalier en bois et dépasse un coffre éventré et quelques vêtements. Un goéland s'affaire tranquillement autour d'une corbeille de fruits renversée. Pendant qu'il monte vers l'appartement de Maria, il se tourne vers l'entrée de l'impasse. Elle est déserte. Arrivé sur la coursive du premier étage, il s'arrête un bref instant devant la porte ouverte et entre.
L'armoire et les meubles sont vides et renversés, le sol est jonché d'objets et autres vêtements. Il va directement vers la cheminée et trouve un tisonnier sous une robe. Une dernière bûche et quelques braises se consument lentement. Il fouille rapidement les cendres et en dégage un objet noirci. Il attend quelques secondes que l'objet se refroidisse. Puis il sort un chiffon de sa ceinture et en enveloppe la plaque noircie et dense, qu'il glisse ensuite dans sa poche. Au même moment, il entend un rire derrière lui.
- Jeune homme, quelle énergie ! Tu as fait ça tout seul où on t'a aidé ?
Un barbu blond et un géant brun se tiennent devant la porte.
- Nous devons voir Maria. Dis lui que Paul a besoin de son aide.
Luca répond tranquillement :
- Je ne sais pas de qui vous parlez. J'ai juste vu ces hommes saccager cet appartement et je suis venu profiter du feu et des quelques fruits.
Paul se baisse et le regarde dans les yeux. Puis il sourit.
- Dis lui qu'on l'attend à la vieille auberge.
Luca entre. Maria dort toujours. Il s'assoit au bureau et prend la boîte contenant les feuilles manuscrites.
Maria se réveille quelques dizaines de minutes plus tard. Le jeune homme referme alors la boîte et la repose discrètement à sa place. Elle se lève et s'assoit à la table.
- J'ai fait un rêve étrange.
Elle marchait dans un endroit bizarre, mais qui lui paraissait extrêmement familier, comme si elle en faisait partie, comme si elle en avait toujours fait partie. Elle marcha longtemps dans des dunes de sable. Puis un court instant dans une jungle aux couleurs inhabituelles, sachant à tout moment où elle devait diriger ses pas. Ecartant un rideau de feuilles épaisses, elle déboucha un marécage sombre.
Elle se dirigeait vers une lumière faible aperçue entre les lianes filandreuses du bayou. Elle arriva dans une petite clairière fermée par le feuillage dense d'un grand arbre au tronc noir. Le sol était recouvert de fines nappes de brouillard. La lumière venait d'une fenêtre à clairvoies située sur le flanc légèrement penché d'un magnifique bateau à aubes échoué dans la terre, au pied du grand arbre. Traversant le fin lac de brume, elle monta sur le pont par le côté proche du sol en s'accrochant à une des fines colonnes sculptées qui entouraient la coursive principale et la plateforme arrière. Elle entra dans le navire par une porte ouverte à deux battants.
Après quelques temps, ses yeux s'habituèrent à l'obscurité et elle se dirigea vers l'endroit où devait se situer la cabine correspondant à la fenêtre. Après deux petites bifurcations à angle droit, elle aperçut de la lumière sous le seuil d'une porte. Elle tourna la poignée et entra.
La cabine était faiblement éclairée. Un vieil homme était assis à un bureau. Il se tourna et lui parla avec un air aimable.
- Je vous attendais.
Elle répondit en sachant exactement ce qu'elle devait dire.
- Oui, j'ai pu arriver à l'heure. Nous sommes dans un rêve qui va bientôt finir.
L'homme enleva ses lunettes.
- C'est exact. Je n'ai jamais aimé les fins de rêve. Fais-je partie de votre rêve ? Ou faites-vous partie du mien ? A la fin du rêve l'un de nous deux va se réveiller, et l'autre disparaîtra, il n'existera plus que dans le souvenir diffus et éphémère du dormeur.
L'homme ouvrit un placard et sortit deux verres et une bouteille longue et fine. Il continua à parler en servant les verres. Elle a alors commencé à comprendre l'impression de familiarité étrange qui l'accompagnait depuis le début. Elle faisait partie du rêve, elle était un rêve. Et cet homme aimable était la personne en train de rêver.
Elle fut alors prise d'une angoisse sourde. Elle prit un verre et le but lentement. L'homme continuait à lui parler avec douceur. Elle ne voulait pas qu'il s'arrête de parler et ils ont discuté pendant des heures, puis des jours. Elle sentait que quand la discussion s'arrêterait, l'homme se réveillerait. Et qu'alors, avec tout le contenu du rêve, le verre, la bouteille, la cabine, le navire magnifique, l'arbre, le brouillard, le marais, la jungle et le désert autour, elle disparaîtrait dans les quelques secondes qu'il faut pour oublier un rêve.
Au bout de quelques semaines, ils avaient parlé de tout, buvant sans cesse l'alcool inépuisable de la bouteille étrange. L'homme se tourna alors vers elle et lui dit en souriant :
- Je n'ai plus rien à te dire.
Son cœur s'arrêta quelques instants. Tout disparut autour d'elle. Elle ne respirait plus. Après quelques secondes, elle sentis qu'elle était au point de non retour. Elle se réveilla alors avec une immense inspiration de terreur. L'homme s'était trompé, il était le rêve et elle était la rêveuse. Luca était sur le balcon. Elle se rendormit en frissonnant.
Luca lui demande :
- Quel genre de rêve ?
- Le genre de rêve où j'ai encore mes deux yeux.
Elle boit un verre d'eau.
- Je suis retourné à l'appartement et j'y ai rencontré deux hommes. Le blond un peu maigre s'appelle Paul et a l'air de vous connaître. Il veut vous voir.
Maria sourit.
- Oui, Paul. Il t'a dit où je pourrai le trouver ?
- A la vieille auberge.
Luca hésite à parler.
- Je sais où il est.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? Qui ?
- L'homme dont vous parlez dans vos lettres.
Maria se lève brusquement. Le jeune homme se sent tout à coup extrêmement gêné d'avoir abordé le sujet.
Sommaire
Oneiros
Le petit local est situé au croisement de deux rues passantes. De larges fenêtres à croisillons permettent de voir le carrefour et la petite porte d'entrée coupe l'angle et donne directement sur la rue. Il fait nuit et seul quelques fenêtres éclairent les pavés. Une enseigne en bois surmontée d'un cheval indique : " Imprimerie Oneiros ".
A l'intérieur, de nombreux feuillets sèchent sur des fils tendus entre les presses et les murs. Sur les côtés, des bacs en bois contiennent toutes sortes de jeux caractères. Dans un coin, un tabouret réglable et une table encombrée de papiers, d'une lampe allumée, et d'objets inutiles servent de bureau. Un homme jeune et vif y écrit rapidement quelques lignes et se lève. Il va vers une presse avec son article et commence à mettre en place quelques caractères. Après quelques minutes, la porte s'ouvre et une vieille femme entre. Elle est chargée de vêtements et ses mouvements sont lents. L'homme va à sa rencontre. La femme lui tend quelques feuilles de papiers.
- On m'a donné ça pour vous. Vous devez les publier.
- Qui vous les a donné ?
La vieille femme se retourne et sort.
- Qui vous les a donné ?
La femme ne l'écoute pas et part. Il jette un coup d'œil sur la première page. Le texte parle du gouverneur. L'homme le range dans un tiroir et se remet au travail. Il se dit que ses problèmes sont loin de s'arranger.
A la lumière de quelques bougies, dans une vieille maison située à quelques lieues du village, au bout d'un promontoire de l'île, un homme boit. Il pense qu'il quittera l'île bientôt. Son action est sur le point d'aboutir et rester peut devenir dangereux. D'autant plus que l'île est maintenant trop simple pour lui, il en connaît trop. Et depuis sa dernière découverte, il sait que le peu de charme qu'il y trouve encore va bientôt disparaître. Il regarde la lune par la fenêtre.
[...]
Sommaire
L'Association
L'homme marche d'un pas décidé. Son grand manteau sombre et ouvert flotte légèrement derrière lui. Il est suivi par un homme maigre et discret. Ils ont les cheveux courts et les yeux noirs. L'homme au manteau tourne dans une impasse et ouvre une petite porte sur la gauche. Il entre dans un petit couloir sombre terminé par une porte fermée. Un escalier commence sur la droite. Sous l'escalier, un petit homme est assis à une table. Il va saisir une cloche mais l'homme au manteau le prend par le col et le jette dehors. Il monte ensuite l'escalier et fait voler une porte au fond du couloir à gauche. Il sort un couteau et se dirige vers l'homme important qui lui hurle un mélange d'ordres et d'insultes. Des hommes assis se lèvent et se précipitent vers l'intrus mais son couteau est déjà sous la gorge de l'homme important.
Les hommes du Fils commencent à encercler l'intrus, se déplaçant par gestes lents. L'homme aux yeux noirs se tourne vers la porte, tenant toujours le Fils à sa merci. Au même moment, l'homme maigre et discret qui l'accompagnait arrive, sortant deux pistolets chargés de son manteau. Avec un faible bruit de déchirement, l'homme aux yeux noirs plante sa lame en haut de la gorge de sa victime, la pointe dirigée vers le haut. Les autres se ruent alors sur lui mais deux coups de feux presque simultanés font tomber les deux plus rapides, laissant aux intrus la fraction de seconde nécessaire pour sortir de la pièce. Le maigre prend l'escalier tandis que le grand ouvre la fenêtre au fond du couloir et saute dans la rue.
[...]
L'Oncle est à son bureau, un papier dans les mains. Il a encore du mal à prendre conscience des mots qu'il vient de lire. Le Fils est mort ce matin.
Sommaire
La vieille taverne
Maria entra dans l'auberge. Le comptoir et une large cheminée longeaient le côté droit. A sa gauche, un escalier montait vers une mezzanine en bois sombre. Elle cherchait Paul du regard parmis les hommes attablés. Elle avança vers le centre de la pièce, puis se dirigea vers une des alcôves taillées dans l'épaisseur du mur. Paul et Cheyn discutaient.
Au comptoir, quelques marins s'échangeaint les dernières nouvelles. Maria s'assit à côté de Cheyn, face à Paul. Paul et son sourire, Paul et sa barbe blonde. Cheyn regardait Maria.
- Paul m'a parlé de vous. Il' m'a assuré que vous accepteriez de me rendre un service.
Maria sourit et se tourna vers Paul.
- Paul raconte beaucoup de choses.
- Maria, c'est Cheyn. Il ne commence jamais par la bonne phrase et j'ai rarement vu d'homme aussi borné, mais ses façons directes sont souvent justifiées par ce qu'il a à dire.
La discussion dura plusieurs dizaines de minutes. Comme souvent dans les tavernes de l'île, un violoniste jouait dans un coin et les marins racontaient leurs histoires.
Luca se dirigeait vers la cave par où Maria l'avait conduit dans son appartement secret. Il avait trouvé la clé de la petite porte arrondie au bas des trois marches de la cuisine. Celle-ci s'ouvrit après quelques efforts et il se retrouva parmi les étagères poussiéreuses et les coffres fermés.
Il ne savait pas réellement ce qu'il cherchait, ni même s'il cherchait quoi que ce soit, mais il tenait à retourner sur les lieux où il avait trouvé la petite boîte métallique.
Poussant une caisse vide, il dégagea l'ouverture dans le sol et descendit en suivant les quelques briques manquantes dans le mur. Après avoir allumé sa petite lampe, il avançait lentement dans le souterrain.
Cheyn suivait le chemin qui menait au promontoire d'un pas tranquille. La nuit était tombée. Cela faisait plusieurs minutes qu'il avait quitté le village, laissant Paul et Maria discuter dans l'alcôve de la taverne. Il se disait qu'il admirait la jeune femme. Les dernières lueurs du port disparaissaient en contrebas du virage et il porta son regard vers les étoiles. Les grillons chantaient dans les herbes et les craquements de ses pas faisaient taire les plus proches. Il pensait à sa soeur. Les deux rencontres de cette journée avaient légèrement changé la donne, faisant naître un mince espoir. Les lumières du village réapparurent alors qu'il arrivait en haut. Un vieil homme le regardait, installé devant le feu de signalisation côtière qui brûlait à côté des ruines d'une riche demeure.
Sommaire
Le faux journal
Accueil
mardi 5 avril 2005